Wednesday, May 4, 2011

Dans les rues de Damas, la peur au ventre




Entre les scènes de protestation contre le régime et les manifestations de soutien au président Bachar el-Assad, diffusées sur toutes les chaînes, il est difficile d’établir une distinction entre la réalité et la fiction. Quelle ambiance règne véritablement à Damas?

Le poste frontière de Masnaa est calme en ce lundi matin, peu de voitures ayant tenté le parcours de deux heures entre Damas et Beyrouth. «Le trafic routier s’est nettement ralenti ces deux dernières semaines, depuis le début des troubles», déclare Yasser, chauffeur de taxi, un habitué de ce trajet.
Durant les semaines précédentes, des émeutes, notamment dans la ville portuaire de Lattaquié et dans celle de Deraa, limitrophe de la Jordanie, ont opposé des manifestants aux forces de l’ordre syriennes. Depuis le début des événements, une centaine de personnes auraient été tuées selon des militants et des ONG, une trentaine selon les autorités.
A Masnaa, les voitures sont fouillées minutieusement par des membres des services de renseignement syriens. «Il est interdit aux journalistes de traverser la frontière», déclare notre chauffeur. Samedi dernier, deux journalistes de l’agence de presse Reuters Télévision (le producteur Ayat Basma et le cameraman Ezzat Baltaji) couvrant les manifestations en Syrie avaient disparu. Ils ont été libérés depuis par les forces de l’ordre syriennes.
Les journalistes ne sont pas les seuls frappés d’interdit d’entrée en Syrie. «Il paraît que les douaniers empêcheraient les ouvriers syriens natifs de Deraa travaillant au Liban de rentrer au pays», ajoute le chauffeur. Une information qui n’a cependant pu être confirmée par Magazine.

A Damas, le printemps est déjà là. Dans le quartier chic de Melki, les rues bondées de voitures sont séparées de platebandes couvertes de gazon et de tulipes jaunes et rouges. Le calme règne dans la capitale, loin des clameurs tumultueuses des régions rurales et portuaires, où ont eu lieu les manifestations les plus violentes.
«Ici, le président Bachar jouit toujours d’une certaine popularité bien que la demande pour de plus grandes réformes soit tout à fait justifiée», précise Hilal, un commerçant druze à la retraite. De son luxueux appartement, on distingue au loin la bibliothèque Assad, un bâtiment imposant qui surplombe l’entrée de la ville. «Il y a aussi l’instinct sectaire qui contribue à la tendance du statu quo, les minorités craignant en effet de perdre au change dans le cas d’une prise de pouvoir de la majorité sunnite».
De plus, de nombreuses minorités, représentant près de 25% de la population syrienne, comprenant essentiellement les alawites, les druzes et les chrétiens, craignent la contagion islamiste fondamentaliste. La bourgeoisie syrienne a également peur du changement et redoute le remplacement du régime par un autre, qui pourrait s’avérer pire que le précédent.
«Une certaine ouverture a été pratiquée au niveau économique qui a permis de libéraliser l’activité du marché et la création de la bourse de Damas, dont la classe privilégiée a profité», dixit Hilal. Hôtels de luxe et marques internationales ont désormais pignon sur rue à Damas. Le Four Season et le Sheraton ainsi que des chaînes d’habillement comme Zara ont ouvert leurs portes dans le centre de la capitale.
Conduisant son taxi jaune à vive allure à travers les rues de Damas, Hassan est l’un des rares chauffeurs à accepter de se livrer. «En Syrie, nous avons l’impression qu’il soit permis au président de décider de la politique étrangère du pays sans avoir vraiment le droit de toucher au système et à la politique interne. En effet, trop de personnes influentes de son entourage en profitent», explique-t-il.
Mais pour bon nombre de citoyens, ni la politique étrangère, ni les réformes économiques ne semblent aujourd’hui vitales. «La répression des protestations à Deraa a été alarmante. De nombreux jeunes ayant milité sur Facebook pour le mouvement de révolte ont été arrêtés. Ils sont toujours en prison; il existe donc une contradiction entre le discours rassurant du régime prônant une plus grande ouverture et des réformes politiques et la réalité», souligne Abou Mohammad, un activiste originaire de Deraa.

Les témoignages des opposants ainsi que ceux des partisans du régime concordent cependant sur un point, la plupart des personnes interviewées par Magazine ayant pointé du doigt les Makhlouf, cousins maternels du président. «Ils sont partout, dans toutes les entreprises, dont une part des actions leur est forcément attribuée, que ce soit en leur nom ou en usant d’un prête-nom», se plaint un économiste syrien. Cet entourage est donc à blâmer pour la corruption endémique qui paralyse les institutions. Selon les témoignages, tout investissement d’importance doit obtenir l’aval de la famille Makhlouf. «Une marque de vêtements et d’accessoires s’étant récemment implantée à Damas a été empêchée d’opérer sous des prétextes divers, jusqu’à ce que les propriétaires décident d’octroyer une part des actions à un membre de la famille», explique l’économiste.
Mais à Damas, la méfiance reste maître-mot. Dans le taxi qui nous mène vers le centre-ville, la femme de Hilal interrompt son mari d’un coup de coude alors qu’il émet des critiques sur la performance de… l’équipe syrienne nationale de football. «Il vaut mieux éviter tout commentaire négatif même sur un sujet aussi futile, c’est plus sage, on ne sait jamais si le chauffeur de taxi est un mouchard ou pas», chuchote-t-elle.
Les moukhabarat, les services de renseignement syriens tout-puissants, quadrillent la ville habillés en civil. Ils sont particulièrement nombreux aux alentours du souk al-Hamidiyé. En effet, c’est ici, près de la grande mosquée des Omeyyades, qu’une première manifestation a eu lieu le 18 mars. Le quartier, à fort caractère islamique, traversé de ruelles étroites et d’échoppes hautes en couleur, est l’un des plus animés de la ville. Dans les magasins, des téléviseurs pour la plupart diffusant en continu les informations d’al-Jazeera, ont été disposés derrière un rideau ou à l’étage supérieur. Al-Jazeera est perçue par de nombreux régimes arabes comme un catalyseur du mouvement pro-démocratique arabe.
La rue syrienne est envahie de rumeurs. «On ne sait plus où donner de la tête, on impute les troubles à l’infiltration des manifestations par des éléments armés qui auraient massacré les protestataires, tantôt ce sont les milices de Ribal el-Assad, le cousin du président (écarté du pouvoir), tantôt les Jordaniens ou des militants financés par Saad Hariri», s’inquiète Haytham, un antiquaire du quartier. Mona Alami ( Magazine Mars)

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